samedi 28 novembre 2009

Privation

Le rythme.

Le rythme parfois s'accélère et on a de la difficulté à le suivre.

Les heures passent en cavalcade et nous bousculent de leur impertinence et de leurs obligations sous-jacentes.

Particulièrement,il n'y a pas si longtemps, ces 48 heures qui n'ont pas fait exception à cette lancée ininterrompue qu'est la suite des choses.

En succession et amalgamation d'événements, de rencontres, d'usures, de hasards, d'égarements, de prévisions et de déceptions. Une en particulier.

Il ne viendra pas. Il n'y sera pas. Au détour d'une conversation, la nouvelle tombe, frappe et déçoit. Mais le désir de continuer, d'être fidèle aux envies initiales est toujours aussi vibrant. Malgré le tourbillon qui absorbe l'énergie et nous laisse diminués. Encore et encore. Tant tellement que la spirale semble sans fin.

Mais au moment où le souffle se fait de plus en plus court, la halte surgit. Bien que temporaire, bien qu'elle ne fera qu'empirer le retour de l'arythmie affolée des jours, la halte surgit. Et je me laisse freiner, je m'abandonne à la secousse de l'arrêt.

Le mouvement me mène là où je pourrai enfin m'attarder. Une table libre malgré la cohue qui sévit tout au fond là-bas, assourdissante de son humanité presque insouciante. L'ivresse est invitante et je succombe. Y a-t-il plus douce caresse pour les lèvres? Il y a bien eu les baisers de cette femme qui n'a fait que passer, bref épisode qui a quand même eu le mérite de faire naître une communion parfaite de nos bouches entrelacées qui n'est plus que souvenir, mais dont le goût exquis n'a jamais encore été égalé. Il y a au moins l'ivresse.

Une ivresse rougeâtre plongeant délicatement au fond de la gorge en une tiède étreinte réconfortante me faisant oublier la froideur des longues nuits passées sous les couvertures d'un trop grand lit vide. Comme la bouteille d'ailleurs.

Il me faut donc partir, car je suis attendu. Il nous faut donc quitter, car on nous attend. Mais puisqu'il est préférable de se faire désirer, pourquoi ne pas prolonger l'ivresse au passage de note fuite pédestre. Et un verre fut rempli, et un autre vint se résonner contre sa paroi pour souligner l'éphémère de ce moment et l'incertitude du suivant. Un seul verre. Un seul. Il ne faut pas abuser des bonnes choses, car elles pourraient crier vengeance.

Le vent froid du fleuve m'accueillit encore une fois presque pour me punir de ce vagabondage improvisé, me détournant de la destination tant convoitée depuis plus d'une semaine, malgré la déception encore soudaine de savoir qu'il n'y sera pas.

Et lorsque la seuil de la porte fut franchi, j'ai pu constater qu'il n'était pas le seul à ne pas y être. L'endroit était presque désert, scène désolante. Tous ceux qui avaient promis être de la partie avaient menti... ou ils avaient oublié qu'ils avaient promis. Mais au moins quelques visages familiers. Jean-Michel Jarre occupait l'espace sonore, et il ne nous restait plus qu'à s'installer pour ne pas manquer la première note. Celle qu'il faut entendre pour se savoir toujours vivant. Mais avant tout,il fallait rester fidèle à l'ivresse, il fallait entretenir cette seule maîtresse qui me quitte à chaque fois lorsque le matin vient. Autre déception, aucune bouteille ne portait le rouge dans son enceinte. En échange de quelques dollars, nous avons pu introduire une bouteille que nous avons acquise chez un marchand à quelques pas de là. Comme disait Baudelaire : "Enivrez-vous..."

La table était mise.

Clairsemés dans cette pièce rectangulaire, les spectateurs que nous étions attendaient avec fébrilité ce qui n'allait pas tarder. Le plancher de bois vieilli par les années et surtout par les regrets qui font faire les cent pas, se mit à craquer en préambule au concert auquel il ne participera pas. Les absents ont toujours tort.

Le plancher se tue, comme nous tous d'ailleurs, puisque la scène était habitée.

Une note.

La première.

Nous étions bel et bien vivants.

Et le rythme. Celui qui n'a rien à voir avec la percussion. Ce rythme. Celui qui est partout. Dans le mouvement, la continuité des saisons, les lignes d'une peinture, le souffle des mots, et surtout celui des silences. Le rythme. Celui qui m'a mené ici, celui qui me fera tout à l'heure partir et celui qui me fera regretter d'être parti.

Un oeuf frotté sur une corde... vagues sonores, réverbération inondant l'espace du vide, oscillation fantomatique à l'esprit tordu...

Le temps en suspension.

Et le plancher se mit à craquer de nouveau.

La scène désertée pour un instant, puis un seul homme, barbu à lunettes. Seul derrière ses machines. Un son à la fois. Il les capturait et les maintenait en vie. Chaque son superposé au suivant. Comme un artisan qui sculpte l'air de ces ondes. Qui vous fait respirer différemment. Qui vous fait oublier que vous respirez. Qui vous fait croire que vous n'avez plus besoin de la vie pour connaître la suite. Il fallait y être. J'y étais. Lui, pas.

Malgré moi, le temps avait passé, et la bouteille vide en était le gage. Un troisième craquement qui ramenait la déception en sachant très bien que c'était la dernière prestation et qu'il devait en principe y en avoir une quatrième. Nos regards encore une fois tournés vers la scène. Mes paupières se faisaient de plus en plus lourdes et le déferlement sonore, les courants planants et tourbillonnants me submergeaient dans un égarement sensitif imprévisible. Et l'effervescence s'estompa doucement, et les applaudissements, les derniers de la soirée. Car il n'y était pas.

Mais, on ne pouvait pas lui en vouloir. Il aurait voulu y être, mais la fin est arrivée plus tôt que prévu, et il se devait d'être au chevet de l'inertie, au milieu des siens, loin de nous. De ce petit groupe que nous étions, irréductibles, qui avions envisagé la soirée en pensant être privé d'un concert, le sien, mais qui avons en fait eu droit à un concert privé.

J'ai dormi sur les couvertures ce soir-là. Seul.

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